- Le système canadien de détention liée à l’immigration est discriminatoire envers les personnes handicapées, notamment à cause de violations généralisées de leur droit à prendre des décisions cruciales sur leur propre vie.
- Au lieu d’aider les personnes handicapées détenues pour des motifs liés à l'immigration à prendre leurs propres décisions, le recours à des « représentants désignés » au Canada porte atteinte à leurs droits et à leur dignité, avec souvent de graves conséquences.
- Lorsque les aménagements et la prise de décisions assistée ne suffisent pas à protéger le droit à la capacité juridique des personnes détenues, elles devraient être libérées de détention pour recevoir l’aide dont elles ont besoin au sein de leur communauté.
(Toronto) – Le système de détention migratoire du Canada est marqué par une discrimination systématique envers les personnes handicapées, notamment en bafouant de façon généralisée leur droit à la capacité juridique, ce qui les prive de la possibilité de prendre des décisions cruciales sur leur propre vie, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui dans un rapport publié à l’occasion de la Journée internationale des personnes handicapées.
Ce rapport de 45 pages, intitulé « ‘J’ai eu l'impression que toute vie s’arrêtait’ : Violations du droit à la capacité juridique de personnes handicapées dans le système canadien de détention liée à l’immigration », décrit comment le système canadien des « représentants désignés » porte atteinte au droit des personnes handicapées qui sont détenues pour motifs liés à l’immigration de prendre leurs propres décisions, avec souvent des conséquences qui bouleversent leur vie, voire la mettent en danger. Ce type de représentant est désigné par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié lorsqu’elle juge qu’une personne détenue n’est « pas en mesure de comprendre la nature de la procédure ».
« Le système canadien de détention liée à l’immigration ne prive pas seulement les personnes handicapées de leur liberté, mais aussi du droit de prendre leurs propres décisions », a déclaré Samer Muscati, directeur adjoint de la division Droits des personnes handicapées à Human Rights Watch. « Ce système perpétue la discrimination à l’encontre des personnes présentant un handicap, les dépouille de leur autonomie et peut avoir des conséquences dévastatrices sur leur vie. »
Chaque année, le Canada place des milliers de personnes en détention pour des motifs liés à l’immigration ; parmi elles se trouvent des personnes handicapées, qui subissent des discriminations à différentes étapes du processus. Human Rights Watch a mené des entretiens avec des avocats, des représentants désignés, des experts des droits des personnes handicapées et des personnes ayant fait l’expérience de la détention liée à l’immigration. Le rapport conclut que le rôle des représentants désignés, quoique précieux dans les cas où ils apportent leur soutien en aidant les détenus à s’y retrouver dans les audiences judiciaires, est en pratique foncièrement défaillant.
Human Rights Watch a constaté que les représentants désignés avaient le pouvoir légal de prendre des décisions à la place des détenus, même sans communiquer avec eux, recueillir leur consentement ou comprendre leurs besoins d’aménagement comme il se doit. Cette pratique de la prise de décision substitutive porte atteinte aux droits et à la dignité des détenus présentant des problèmes de santé mentale ou d’autres handicaps.
Ainsi Prosper Niyonzima a passé près de cinq ans en détention liée à l’immigration, dont deux ans durant lesquels il a été placé à l’isolement, après une crise mentale qui l’avait rendu incapable de communiquer. En dépit de son état de santé, ses audiences de contrôle des motifs de détention se sont poursuivies en présence de son représentant désigné qui prenait les décisions à sa place. « La détention a tout détruit », a-t-il déclaré. « Je n’aurais jamais pensé que cela pouvait arriver au Canada ». Après avoir croupi en prison pendant des années, enfin libéré, il a bénéficié d’une véritable aide et de soins au sein de sa communauté, jusqu’à récupérer sa faculté de langage. Aujourd’hui, il vit toujours au Canada, avec son épouse et ses enfants.
Comme l’a fait remarquer l’autrice d’un audit indépendant, la présence du représentant désigné, dans le cas de Prosper, semblait rassurer le tribunal sur le respect des procédures régulières, alors qu’il était dans un état catatonique, incapable d’y participer ou de communiquer. Ce cas met en lumière les dangers inhérents au système actuellement pratiqué au Canada, qui prive d’autonomie précisément les individus qu’il prétend aider, en laissant les gens bloqués en détention pendant des mois, voire des années, sans aucune représentation ni soutien véritables.
Human Rights Watch a observé plusieurs aspects cruciaux pour lesquels le système des représentants désignés ne respectait pas les droits des personnes placées en détention migratoire qui ont des problèmes de santé mentale :
- Prise de décisions substitutive : Plutôt que de se limiter à apporter une assistance à la prise de décisions, dans le cadre d’aménagements appropriés, les représentants désignés ont le pouvoir légal de prendre des décisions au nom des personnes détenues pour motifs liés à l’immigration, ce qui viole leur droit à la capacité juridique.
- Évaluation insuffisante : La procédure de nomination des représentants désignés est informelle, souvent subjective, et réalisée sans qu’intervienne d’évaluation à même de déterminer de quel soutien ou aménagement la personne aurait besoin afin d’exercer sa capacité juridique.
- Rôles mal définis et contestés : Les responsabilités des représentants désignés sont vastes, mal définies et assumées de façon très variable. En effet, certains représentants sont profondément impliqués dans les dossiers, tandis que d’autres communiquent à peine avec les personnes qu’ils sont censés aider.
- Impossibilité de choisir son représentant et absence de supervision : Les personnes détenues pour des motifs liés à l’immigration ne peuvent pas choisir leur représentant désigné et il existe peu de contrôle ou d’obligation de rendre des comptes qui permettrait de vérifier que les représentants agissent selon les volontés et préférences des détenus. Dans certains cas, les représentants désignés se conforment aux souhaits des autorités de détention, ce qui porte encore plus atteinte à la confiance qu’inspire le système et crée des conflits d’intérêts.
- Formation ou ressources insuffisantes : Les représentants désignés manquent souvent de la formation et des ressources nécessaires pour travailler efficacement auprès des personnes ayant des troubles de santé mentale ou d’autres handicaps, ce qui peut conduire à une représentation faussée et des décisions préjudiciables.
Ce rapport s’appuie sur les conclusions d’un rapport de 2021, « ‘Je ne me sentais pas comme un être humain’ » : La détention des personnes migrantes au Canada et son impact en matière de santé mentale », qui analysait les abus commis au sein du système de détention migratoire, notamment la façon dont les personnes présentant un handicap peuvent subir des détentions prolongées, parfois à l’isolement, ce qui exacerbe les problèmes de santé mentale préexistants.
Suite à une campagne conjointement menée par Human Rights Watch et Amnistie Internationale, #BienvenueAuCanada, les dix provinces canadiennes se sont engagées à mettre fin aux contrats de détention qu’elles avaient passés avec le gouvernement fédéral, donc à la pratique de détention de personnes migrantes dans les prisons provinciales. En réaction, le gouvernement fédéral a adopté, dans le cadre de son Budget 2024, une législation préjudiciable permettant d’augmenter la détention liée à l’immigration dans les prisons fédérales.
Le gouvernement canadien devrait œuvrer à abolir la détention liée à l’immigration, en commençant par la cessation immédiate de l’utilisation d’établissements pénitentiaires pour détenir les migrants, a déclaré Human Rights Watch. Par ailleurs, les autorités devraient s’éloigner du système de prise de décisions substitutive, pour adopter plutôt un modèle de prise de décisions assistée, qui donne aux personnes migrantes détenues le pouvoir de prendre des décisions éclairées concernant leur propre vie.
Dans les cas où une aide à la prise de décisions et de véritables aménagements ne peuvent pas être apportés de façon à respecter le droit à la capacité juridique des personnes placées en détention migratoire, elles devraient alors être libérées de détention et bénéficier du soutien et des soins nécessaires au sein de leur communauté. Le Canada devrait se conformer aux normes internationales relatives aux droits humains, notamment la Convention relative aux droits des personnes handicapées des Nations Unies, en reconnaissant et en respectant la capacité juridique de toutes les personnes détenues.
« Le Canada peut et devrait mieux faire », a conclu Samer Muscati. « Le gouvernement fédéral devrait prendre des mesures pour abolir la détention liée à l’immigration, tout en accordant la priorité au soutien, à la capacité d’agir et au consentement éclairé des personnes détenues qui présentent des troubles de santé mentale. »
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