Skip to main content
Faire un don

Haïti : Des enfants pris au piège de la violence criminelle et de la faim

Le gouvernement de transition devrait donner la priorité à leur protection et à leur réintégration

Un jeune habitant de Carrefour âgé de 17 ans, ayant des liens avec un groupe criminel, photographié de dos sur une terrasse avec une vue sur Port-au-Prince, en Haïti, en juillet 2024. © 2024 Nathalye Cotrino/Human Rights Watch
  • Ces derniers mois, des centaines voire des milliers d’enfants en Haïti, poussés par la faim et la pauvreté, ont rejoint des groupes criminels au sein desquels ils sont contraints de se livrer à des activités illégales et sont victimes d’abus.
  • Les groupes criminels ont intensifié le recrutement d’enfants en réponse aux opérations de maintien de l’ordre de la Mission multinationale d’appui à la sécurité (MMAS) et de la Police nationale d’Haïti.
  • Le gouvernement de transition haïtien devrait fournir une protection, un accès aux biens et services essentiels, notamment à l’éducation, et des possibilités légales de réadaptation et de réintégration pour les enfants.

(Washington, le 9 octobre 2024) – Des centaines, voire des milliers, d’enfants en Haïti, poussés par la faim et la pauvreté, ont rejoint des groupes criminels, où ils sont contraints de participer à des activités illégales et sont confrontés à des abus, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui.

Les groupes criminels ont augmenté leur recrutement d’enfants en réponse aux opérations de maintien de l’ordre de la Mission multinationale d’appui à la sécurité (MMAS) et de la Police nationale d’Haïti (PNH), selon des organisations humanitaires et de droits humains locales et internationales.

« Leurs options pour survivre étant limitées, de nombreux enfants en Haïti sont attirés par des groupes criminels, au sein desquels ils se livrent à des activités illégales et s’exposent à de graves risques », a déclaré Nathalye Cotrino, chercheuse à la division Crises et conflits à Human Rights Watch. « Pour endiguer la violence, le gouvernement de transition devrait se concentrer sur l’amélioration de la vie des enfants en leur fournissant une protection, un accès aux biens et services essentiels, notamment à l’éducation, et à des opportunités légales pour garantir leur réhabilitation et leur réintégration. »

Lire le script de cette vidéo

Les chefs de gangs essaient souvent de me donner une arme, mais je refuse toujours parce que ce n’est pas le genre de vie que je veux. Si vous portez une arme, vous finissez par mourir. Et après cela, vous n’avez plus d’endroit où aller. Je veux la liberté, c’est pourquoi je ne possède pas d’arme, mais ce n’est pas nécessairement une bonne chose pour moi non plus.

Les groupes criminels contrôlent environ 80 % de la capitale d’Haïti, Port-au-Prince, et de sa zone métropolitaine.

D’après l’UNICEF, 2,7 millions de personnes, dont environ un demi-million d’enfants, vivent sous leur contrôle.

Pour survivre, d’innombrables enfants rejoignent des groupes criminels, principalement poussés par la faim et l’extrême pauvreté.

De nombreux autres enfants ont été recrutés récemment, apparemment en réponse aux opérations de la Mission multinationale de soutien à la sécurité (MSS) et de la Police nationale d’Haïti.

Une fois dans les groupes, ils sont contraints de se livrer à des activités illégales et sont victimes d’abus.

Abandonnés par l’État, privés de nourriture, d’éducation et de soins de santé, ces enfants trouvent dans les groupes criminels leur seule source de subsistance, d’abri et de revenus.

Le gouvernement devrait répondre d’urgence aux besoins des enfants, notamment en matière de nourriture, d’abri, de protection et d’éducation.

Les autorités devraient également veiller à ce que les enfants aient des possibilités légales de réadaptation et à ce que les groupes criminels rendent des comptes.

Ma situation est assez difficile. Je dirais même que je vis mal, que je mange mal et que je bois mal. J’habitais avec mon père, mais il est décédé. Ma mère avait 9 enfants, alors la famille s’est fragmentée. Certains d’entre nous se sont retrouvés dans la rue, et d’autres ont rejoint des gangs. Parfois, je reçois un peu d’argent des gangs pour lesquels je travaille, et ils me donnent généralement de l’argent pour ma mère.

Les groupes criminels recrutent des enfants dès l’âge de 10 ans.

Ils commencent comme informateurs ou en effectuant de simples tâches, mais dans peu de temps, plusieurs d’entre eux sont armés et commettent des actes de pillage et d’extorsion, ainsi que des enlèvements.

Après quelques mois, ils sont contraints de participer à des affrontements avec la police ou des groupes rivaux.

Les enfants gagnent entre un et quinze dollars par mois, plus de la nourriture, qu’ils utilisent souvent pour subvenir aux besoins de leur famille.

Ce jeune de quatorze ans a rejoint un groupe criminel après le décès de son père.

Mon père est mort. Je suis allé vivre avec un gang. Les gars m'ont appris à tirer et à charger une arme. Ils m'ont même fait commettre un enlèvement.

Lassés de la violence, de nombreux enfants veulent quitter les groupes et retourner à l'école.

Mais près d'un millier d'écoles restent fermées dans les zones les plus vulnérables, ce qui touche plus de 150 000 enfants.

Quelques organisations locales offrent des espaces sûrs où les enfants peuvent trouver un peu de soutien, mais il faut beaucoup plus d'aide.

Nous rencontrons tous les jours divers enfants. Parmi eux, il y a des enfants abandonnés et non accompagnés, qui ont été séparés de leur famille. D'autres ont des familles qui vivent dans des conditions économiques vraiment précaires, des familles très, très vulnérables. Ils sont obligés de rejoindre des des [gangs] armés pour subvenir aux besoins de leur famille. Chaque jour, la violence augmente. Ainsi, les enfants qui vivent déjà dans la communauté n’ont pas d’autre choix, car il est impossible pour la majorité des écoles publiques et privées de fonctionner normalement.

Il y a un manque de planification et de financement pour assurer la protection de ces enfants, notamment via l’accès à l’éducation, aux programmes de réhabilitation et de réinsertion, ou à la justice pour les abus dont ils sont victimes.

Les filles sont particulièrement vulnérables face aux abus. Les membres et les dirigeants de ces groupes les exploitent sexuellement.

Elles sont également exploitées pour travailler, comme faire la cuisine et le ménage.

Cette jeune fille de seize ans qui est enceinte était membre du groupe Gran Ravine.

J’ai quitté la maison de mes parents parce que ma mère n’avait pas les moyens de me soutenir, alors je suis partie.

J’avais une relation avec un gangster à Gressier.

Je cuisinais pour eux, je leur achetais des vêtements, même des sandales, tout ce dont ils avaient besoin, je l’achetais.

Une stratégie globale impliquant toutes les entités gouvernementales concernées et les divers acteurs en Haïti est nécessaire pour coordonner une réponse fondée sur les droits, pour les enfants enrôlés dans des groupes criminels.

Cette stratégie devrait également inclure la garantie d’exiger de traduire en justice les groupes criminels qui recrutent des enfants et les utilisent dans des activités criminelles.

Les acteurs qui jouent un rôle en Haïti devraient agir d’urgence pour réaliser la réhabilitation à long terme des enfants, pour renforcer les communautés et pour construire la paix.

Je veux juste aller à l’école et me remettre sur la bonne voie, afin de réaliser mes rêves et pouvoir quitter la rue.

 

Lors d’une visite à Port-au-Prince en juillet 2024, Human Rights Watch a mené des entretiens avec 58 personnes, dont des enfants associés à des groupes criminels, des défenseurs des droits humains et des travailleurs humanitaires, des diplomates, des représentants de la société civile haïtienne et des agences des Nations Unies. Les chercheurs ont également rencontré des responsables du gouvernement de transition, notamment le Premier ministre, les ministres de la Justice et des Affaires étrangères, le président du Conseil présidentiel de transition, le directeur de la police et le commandant de la Mission multinationale d’appui à la sécurité. Human Rights Watch a interrogé 20 autres personnes à distance et a examiné des données et rapports des Nations Unies, de la société civile et d’organisations locales.

Les groupes criminels contrôlent près de 80 pour cent de Port-au-Prince, la capitale d’Haïti, et de sa zone métropolitaine, et ce contrôle s’étend à d’autres zones. Environ 2,7 millions de personnes, dont un demi-million d’enfants, vivent sous leur contrôle selon le Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF). Bien qu’aucun chiffre officiel ne soit disponible, les organisations humanitaires et des droits humains et les représentants du gouvernement estiment qu’au moins 30% des membres des groupes criminels sont des enfants alors même que les représentants du gouvernement haïtien estiment à plusieurs milliers les membres de groupes criminels qui opèrent dans le pays. Les enfants participent à des activités criminelles allant de l’extorsion au pillage en passant par des actes de violence graves, notamment des meurtres et des enlèvements.

Plusieurs enfants associés à des groupes criminels ont déclaré à Human Rights Watch que la faim était le principal facteur qui les contraignaient à rejoindre ces groupes ou qui incitaient leurs familles à les autoriser à les rejoindre. Ces groupes sont souvent leurs seules sources de nourriture et de revenus, et les seuls à leur procurer un abri.

Un jeune homme de 16 ans de Port-au-Prince a déclaré avoir rejoint le groupe Village de Dieu à l’âge de 14 ans. « Avant de rejoindre le groupe, je vivais avec ma mère... C’était très difficile de se procurer de la nourriture et des vêtements », a-t-il expliqué. « À la maison, il n’y avait rien à manger. Mais quand j’étais avec [le groupe], je pouvais manger. »

Les filles qui sont forcées à rejoindre des groupes criminels sont particulièrement exposées aux violences sexuelles. « Gabriel, le chef du gang de Brooklyn [à Cité Soleil], demande à ses hommes de main de lui amener une fille vierge chaque mois. Si le chef agit de la sorte, il n’y a aucun moyen d’empêcher les autres de faire de même », a déclaré un travailleur humanitaire. En ce qui concerne les filles du gang de Tibwa, un garçon de 16 ans membre de ce groupe a déclaré : « Ils les violent – et pas seulement le patron, tout le monde, quiconque en a envie peut les violer. Elles sont dans le groupe pour servir leurs besoins sexuels, pour faire la cuisine et la lessive. »

S’ils refusent de participer à des activités criminelles, les enfants sont maltraités par les adultes au sein de ces groupes, qui généralement les battent et les menacent de mort. « Une fois, ils m’ont dit de bander les yeux de quelqu’un que nous allions kidnapper », raconte un membre du gang de Tibwa âgé de 14 ans. « Quand j’ai refusé ils m’ont frappé à la tête avec une batte de base-ball et m’ont dit que si je n’obéissais pas, ils me tueraient. »

Ces enfants sont également confrontés à la violence de la police et des groupes rivaux, ainsi qu’à celle des groupes dits d’autodéfense. Entre janvier et juin, le Bureau intégré des Nations Unies en Haïti a documenté des cas d’exécutions sommaires et de lynchages d’enfants.

Tous les enfants interrogés par Human Rights Watch ont déclaré qu’ils voulaient quitter les groupes criminels. « Je veux quitter la rue et ne plus faire partie d’un groupe criminel », a déclaré un habitant de Carrefour âgé de 17 ans. « Je veux continuer à aller à l’école et retourner dans ma famille. » Mais les familles et les voisins rejettent et stigmatisent souvent les enfants qui reviennent, selon plusieurs responsables des droits humains.

Les premiers contingents de la MMAS, autorisée par les Nations Unies et dirigée par le Kenya, sont arrivés fin juin pour aider la police nationale haïtienne à rétablir la sécurité. Des travailleurs humanitaires et des enfants impliqués dans les activités de plusieurs groupes criminels ont déclaré à Human Rights Watch qu’ils espéraient que le plan de sécurité du gouvernement répondrait aux besoins spécifiques des enfants dans le cadre d’une approche centrée sur la protection.

Des agences de l’ONU, des organisations locales et des entités gouvernementales telles que l’Institut du Bien-être social et de Recherches ont lancé des initiatives destinées à soutenir les enfants anciennement associés à des groupes criminels. Mais le gouvernement ne dispose pas d’une stratégie globale et a besoin de davantage de ressources pour s’assurer que tous les enfants bénéficient d’une protection, notamment grâce à l’accès à l’éducation, à des voies légales leur permettant de quitter ces groupes, et à l’accès à la justice. Le gouvernement de transition s’est engagé à relever ce défi selon le Premier ministre et d’autres responsables gouvernementaux, mais il est urgent de renforcer le soutien international à ces initiatives.

Pendant l’année scolaire en cours, le gouvernement de transition devrait donner la priorité à une stratégie axée sur l’éducation qui protège les enfants, garantisse que les mesures de sécurité ne violent pas leurs droits, réponde à leurs besoins urgents, leur fournisse des voies légales leur permettant de quitter les groupes criminels et fasse en sorte que les responsables d’abus répondent de leurs actes. Le soutien financier de la communauté internationale est essentiel.

« Dans le cadre de sa réponse sécuritaire, le gouvernement de transition devrait donner la priorité à la protection des enfants impliqués dans les activités des groupes criminels en mettant en œuvre des programmes spécifiques de désarmement, de démobilisation et de réintégration, ainsi qu’une approche plus large, avec un soutien financier accru, pour garantir leur accès à l’éducation et à d’autres services essentiels », a conclu Nathalye Cotrino. « Répondre aux besoins urgents des enfants dans le cadre d’un environnement protecteur comme les écoles peut contribuer à fournir un soutien psychosocial, à favoriser l’inclusion sociale et à prévenir le recrutement. »

Informations complémentaires : témoignages de victimes et recommandations

Impact de la violence criminelle sur les enfants

Dans son rapport annuel 2024 sur les enfants et les conflits armés, le Secrétaire général des Nations Unies a déclaré qu’il était préoccupé « par la violence indiscriminée des gangs armés et les graves violations commises à l’encontre des enfants » et a appelé à une solution politique, en soulignant « qu’il importe d’inclure des dispositions relatives à la protection des enfants » et « une formation appropriée en matière de protection de l’enfance » pour le personnel de la mission de la MMAS. Le rapport de l’année précédente faisait état de graves abus, notamment le recrutement d’enfants, ainsi que des meurtres, violences sexuelles et attaques contre les écoles. L’inclusion d’Haïti dans le rapport reflète la gravité des violations manifestes des normes internationales, bien que cette inclusion ne constitue pas une conclusion juridique quant à l’existence d’un conflit armé dans le pays.

Le bureau intégré des Nations Unies en Haïti a déclaré que 105 enfants, 78 garçons et 27 filles, ont été tués entre janvier et mi-septembre 2024. Plus de 300 000 enfants sont déplacés à l’intérieur du pays, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).

Un bus incendié par des membres d’un gang dans le quartier du Portail à Port-au-Prince, en Haïti, le jeudi 29 février 2024. Des hommes armés ont tiré en direction de l'aéroport international et ailleurs, lors d'une vague de violence qui a forcé des entreprises, des agences gouvernementales et des écoles du quartier à fermer plus tôt que prévu.  © 2024 AP Photo/Odelyn Joseph

Les organisations internationales et locales ont tiré la sonnette d’alarme à propos des groupes criminels qui recrutent et utilisent de plus en plus d’enfants, évoquant des allégations selon lesquelles ces groupes se prépareraient à répondre aux opérations conjointes de la mission MMAS et de la police, qui ont commencé à la mi-juillet. « Le groupe Village de Dieu dispose d’une unité spécialisée dédiée à l’entraînement quotidien des enfants pour les préparer à l’arrivée de la MMAS », a déclaré un responsable local des droits humains. « Ils leur apprennent à dresser des barrières dans les quartiers, à établir des points de contrôle, à manipuler des armes et à se positionner à des points d’observation dans le quartier. »

Les défenseurs des droits humains et les travailleurs humanitaires ont déclaré qu’ils voyaient de plus en plus d’enfants dans les rangs des groupes criminels et en première ligne des affrontements entre ces groupes, la police et les groupes « d’autodéfense ». « Les groupes criminels les recrutent de plus en plus et utilisent les réseaux sociaux comme TikTok et Facebook pour les attirer », a déclaré un responsable humanitaire.

Le nombre d’enfants blessés, souvent par balle, qui arrivent dans les centres de santé ou les églises se multiplie, et des corps d’enfants tués sont de plus en plus souvent retrouvés dans les rues, selon les organisations internationales et locales. « De plus en plus d’enfants arrivent dans notre église avec des blessures par balle », a déclaré un prêtre de Port-au-Prince. « Ils craignent d’être dénoncés à la police s’ils vont à l’hôpital, ce qui pourrait entraîner des représailles de la part des groupes d’autodéfense. C’est terrible de les voir ainsi abandonnés et sans protection. »

Situation humanitaire

Les enfants d’Haïti ont un besoin urgent d’assistance. Environ 125 000 enfants souffrent de malnutrition aiguë et sévère, tandis que près de 3 millions d’enfants – la moitié des enfants haïtiens – ont besoin d’une aide humanitaire.

Le système de santé haïtien est au bord de l‘effondrement. Seuls 24 % des établissements de santé de Port-au-Prince fonctionnent normalement. Les enfants et leurs familles n’ont pas accès aux services sociaux de base, aux installations sanitaires et au soutien psychologique.

Près de 1 000 écoles du département de l’Ouest d’Haïti, où se trouve la capitale, et du département voisin de l’Artibonite ont été fermées pendant la plus grande partie de l’année scolaire passée en raison de pillages ou d’attaques violentes qui ont privé environ 160 000 enfants d’éducation et de repas scolaires. Les personnes déplacées à l’intérieur du pays ont occupé de nombreuses écoles de Port-au-Prince sans qu’aucun plan n’ait été mis en place ou que des ressources n’aient été allouées pour les rouvrir ou reloger les populations déplacées, selon un haut responsable des Nations Unies.

Recrutement et utilisation d’enfants par les groupes criminels

Human Rights Watch a mené des entretiens avec 16 enfants, 12 garçons et 4 filles, qui vivent dans des communautés contrôlées par des groupes criminels, dont 6 ont récemment été mêlés à des groupes criminels, ainsi que des travailleurs humanitaires et des droits humains d’organisations qui aident ces enfants dans quatre communes du département de l’Ouest : Port-au-Prince, Carrefour, Gressier et Cité Soleil. Les personnes interrogées vivent dans des zones contrôlées principalement par le gang Tiwba, Village de Dieu, Gran Ravine, et les gangs de Brooklyn et de Belekou. Toutes ont demandé à ce que leur nom et les détails permettant de les identifier ne soient pas publiés pour des raisons de sécurité.

Human Rights Watch a identifié des enfants associés à des groupes criminels avec le soutien d’organisations haïtiennes et internationales. Tous les participants ont été informés de l’objectif de l’entretien, de son caractère volontaire et de la manière dont les informations seraient utilisées. Les entretiens ont été menés dans des lieux sûrs, en prenant des mesures pour éviter tout nouveau traumatisme. Les enfants et les personnes qui s’occupent d’eux ont donné leur consentement oral.

La faim pousse les enfants à rejoindre des groupes criminels

Tous les enfants avec lesquels Human Rights Watch s’est entretenu ont déclaré que la faim extrême était la principale raison pour laquelle ils avaient rejoint des groupes criminels. La plupart d’entre eux ont expliqué qu’ils vivaient dans des conditions particulièrement difficiles, dans la rue ou sur les places publiques, et qu’ils luttaient quotidiennement pour subvenir à leurs besoins. Certains vivaient encore avec leur famille mais leurs parents ne pouvaient pas leur fournir de quoi vivre. Ils ont déclaré que l’État était absent, qu’il n’y avait pas de police dans leur quartier et qu’ils n’avaient aucune opportunité économique ou sociale de gagner légalement leur vie, d’acheter de la nourriture ou d’accéder aux produits de première nécessité. Dans les zones où vivent les enfants, les groupes criminels sont les autorités de facto. Ils fournissent à ces enfants des « emplois » et des biens de première nécessité.

Mathis F., un orphelin de 14 ans, vit dans la rue et s’occupe de son frère de 13 ans. Il a expliqué : « J’ai rejoint le gang parce que je n’avais rien. Je ne suis jamais allé à l’école... J’étais dans la rue, affamé, sans endroit où dormir, sans vêtements, sans rien.... Le jour où j’ai rejoint le gang, ils m’ont donné 1 150 gourdes [9 dollars US] et de la nourriture. Ils m’ont emmené dans une maison où vivaient plusieurs [membres du gang]... J’étais le seul enfant là-bas. Deux jours plus tard, cinq autres enfants sont arrivés. [Le gang] m’a donné du travail. »

Plusieurs enfants ont indiqué avoir également été hébergés dans des maisons occupées par des personnes. La rémunération de leurs activités était leur seul moyen de subvenir à leurs besoins de base et de contribuer aux maigres ressources de leur famille.

Les groupes criminels utilisent également la faim pour faire pression sur les enfants afin qu’ils restent dans leurs rangs. « Quand j’ai décidé de partir, ils m’ont dit : "chez toi, il n’y a pas de nourriture, alors si tu nous quittes, tu mourras de faim" », raconte un jeune de 16 ans de Port-au-Prince. « C’est comme ça qu’ils ont essayé de me forcer à rester. »

Rôle des enfants au sein des groupes criminels

Les groupes criminels ont une structure hiérarchique et les enfants, principalement les garçons, commencent à la base et rendent compte à leurs chefs directs, qui leur confient des petites tâches pour tester leur loyauté. Ils reçoivent des paiements qui vont de 100 et 20 000 gourdes [entre moins de 1 dollar et 150 dollars US] par mois, ainsi que de la nourriture et un abri s’ils en ont besoin.

Les enfants et les travailleurs des droits humains interrogés ont déclaré que les groupes criminels recrutaient des enfants vers l’âge de 10 ans, et que certains étaient même plus jeunes encore. Fin mars, le groupe d’experts des Nations Unies sur Haïti a indiqué que les gangs de « Grand Ravine, dirigé par Ti Lapli, et 5 Second, dirigé par Izo, ont été désignés comme étant les gangs les plus actifs dans le recrutement forcé d’enfants ».

Si garçons et filles sont rémunérés et formés au maniement des armes, au chargement des cartouches et à la gestion des appareils de communication, entre autres, les types de tâches qui leur sont assignées sont en grande partie liés à leur sexe.

« Ils me donnent plus ou moins 2 000 gourdes [15 dollars US]..., selon le temps que je passe à faire les tâches ou le type de tâche qu’ils me confient », a expliqué Quentin M. Dans certains groupes, au bout de trois à cinq mois et après une formation sur les armes et les munitions, les enfants sont déployés dans le cadre d’affrontements avec la police, les groupes rivaux ou les groupes « d’autodéfense », principalement pour recharger les chargeurs et porter les armes.

Les garçons sont utilisés comme informateurs (« antennes ») pour fournir des informations sur les patrouilles de police ou faciliter les vols, faire des courses comme acheter de la nourriture ou des vêtements pour les chefs, et dans certains cas, porter et transporter des armes et des munitions et participer au pillage, à l’extorsion et à l’enlèvement.

Michel T., 14 ans, a quitté le groupe de Gran Ravine il y a un an après avoir vu des membres du groupe tuer des gens de son quartier. « J’ai rejoint le groupe à l’âge de 8 ans, parce que je n’avais pas de parents et que je vivais dans la rue », a-t-il déclaré. « J’avais l’habitude de faire des courses ou de participer à des barrages routiers. Il y avait quatre autres enfants dans le groupe, âgés de 13 ou 11 ans. » Depuis qu’il a quitté le groupe, il a recommencé à vivre dans la rue et à mendier pour survivre.

Certains garçons interrogés ont déclaré avoir reçu des armes quelques semaines après avoir rejoint un groupe, notamment des pistolets de calibre 38 et un fusil Kalachnikov. « Ils m’ont donné une kalachnikov avec un tas de balles », a raconté Michel T. « Le jour où ils me l’ont donnée, ils ont chargé toutes les balles dans le chargeur et m’ont dit de la porter sur mon dos. »

Les groupes criminels plus organisés, comme Village de Dieu, ont des programmes d’entraînement rigoureux pour les enfants, en particulier les garçons, et des incitations pour s’assurer de leur loyauté et les empêcher de faire défection auprès de groupes rivaux, a déclaré le bureau de l’ONU. Ces groupes sont impliqués dans des activités illégales à plus grande échelle, notamment le trafic d’armes, d’êtres humains et de drogues, selon l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC).

Les filles sont généralement exploitées en tant que main-d’œuvre et se voient confier des tâches de cuisine et de nettoyage dans les maisons où vivent les chefs et les membres des groupes criminels. Pendant la journée, les filles sont également chargées de faire des courses et de transporter des armes et des munitions.

« Il m’arrivait souvent de faire des courses ou de cuisiner pour le groupe », a raconté Marie H., une jeune fille enceinte de 16 ans, ancienne membre du groupe de Grand Ravine. « Il y avait beaucoup de monde dans le groupe, dont de nombreuses filles âgées de 15 à 17 ans. Quand j’ai rejoint le groupe, c’était plus facile de manger. Pendant les affrontements, j’ai vu des gens blessés et beaucoup de morts ; j’ai failli être touchée par une balle. »

Les membres et les chefs des groupes exploitent aussi sexuellement les filles, ont déclaré des enfants associés aux groupes, ainsi que des travailleurs humanitaires. « Les chefs les forcent à se livrer à des actes sexuels avec eux ou leurs membres sous le regard des autres », a déclaré un travailleur humanitaire. « Ils leur disent qu’elles sont leurs petites amies et qu’elles doivent leur obéir, mais en réalité, ils les exploitent pour leur plaisir et leur propre consommation. »

Les membres des groupes enlèvent également des filles à leur domicile pour les recruter et les emmener dans les maisons des chefs criminels, où elles sont violées et forcées à travailler. « J’ai pris en charge une jeune fille de 14 ans qui a été kidnappée par un gang pendant 15 jours et violée tous les jours », a déclaré une travailleuse humanitaire. « Peu après, elle a découvert qu’elle était enceinte. Elle ne voulait pas accoucher, mais le gang auquel elle appartenait l’a forcée à le faire. Maintenant, ils disent que le bébé est un fils du Village de Dieu. »

Les familles qui vivent dans des zones contrôlées par des groupes criminels sont souvent menacées de livrer une de leurs filles au groupe en échange d’une protection. « De plus en plus de familles sont contraintes de livrer leurs filles aux gangs », a déclaré un travailleur local des droits humains. « Ces familles savent qu’elles seront violées et traitées comme des esclaves, mais elles doivent l’accepter et, dans certains cas, elles le font pour éviter que leurs filles ne soient violées ou abusées par des hommes d’autres groupes ou de leur propre communauté. »

Quentin M. a déclaré que tout l’argent qu’il gagne « en faisant des courses, en lavant des voitures, en achetant des produits alimentaires et en transportant des armes pour le groupe va à [sa] mère et à ses deux jeunes sœurs, âgées de 2 ans et de 10 mois ». Il a expliqué qu’il faisait cela pour éviter qu’elles ne subissent le même sort [abus sexuels] que les filles de son groupe.

Les filles ne sont généralement pas incitées à la loyauté. Elles sont le plus souvent relâchées après un certain temps, en général lorsqu’elles tombent enceintes à la suite d’un viol, selon plusieurs travailleurs locaux des droits humains.

Réponses nationale et internationale

En janvier 2024, l’ONU et les entités gouvernementales haïtiennes ont signé un protocole sur « le transfert, la réception et la prise en charge des enfants associés aux gangs armés rencontrés lors des opérations de sécurisation du territoire ». Bien que certaines mesures aient été prises en vue de la mise en œuvre de ce protocole, qui sera principalement dirigée par l’Institut haïtien du Bien-être social et de Recherches et l’UNICEF, l’institut manque toujours du personnel et des fonds nécessaires pour remplir son mandat, a déclaré sa directrice.

Le protocole se préoccupe de ce qu’il faut faire avec les enfants quand les opérations contre les groupes criminels aboutissent à l’arrestation d’enfants, mais la prévention et la protection restent essentielles pour s’attaquer aux raisons pour lesquelles les enfants sont forcés à rejoindre les groupes et à rester avec eux.

Le gouvernement de transition a fait de la réactivation de la Commission nationale haïtienne pour le désarmement, la démobilisation et la réintégration une tâche essentielle de sa feuille de route visant à rétablir la sécurité. Si cette mesure est positive, d’anciens membres de la commission affirment que des efforts urgents sont nécessaires pour la renforcer et coordonner son travail avec d’autres entités gouvernementales, la Police nationale d’Haïti et la Mission multinationale de soutien à la sécurité. La commission créée en 2019 n’a jamais disposé du personnel, de la logistique ou du financement nécessaires pour fonctionner efficacement et n’a jamais été intégrée à la stratégie de sécurité.

De même, si la feuille de route du gouvernement de transition prévoit de renforcer la justice et l’état de droit, il faut pour cela améliorer un système judiciaire pour mineurs dysfonctionnel en Haïti. Le tribunal pour enfants de Port-au-Prince est paralysé depuis 2019 en raison du contrôle de cette zone par les groupes criminels, et le centre de détention pour mineurs, le Centre de Rééducation des Mineurs en Conflit avec la Loi, destiné à accueillir des enfants uniquement, est désormais utilisé pour des détenus adultes, selon le Réseau National pour la Défense des Droits Humains. Le centre est bondé, et enfants et adultes partagent des cellules dans des conditions inhumaines, a déclaré le réseau.

Malgré l’engagement du système des Nations Unies à soutenir le gouvernement haïtien par l’intermédiaire de l’équipe spéciale sur la protection de l’enfance dirigée par l’UNICEF, une réponse plus forte, mieux coordonnée et unifiée est nécessaire. Toutes les agences devraient opérer dans le même cadre juridique – les droits humains reconnus au niveau international – et donner la priorité aux besoins des enfants associés aux groupes criminels et des autres enfants dans les communautés vulnérables contrôlées par ces groupes, en se concentrant sur la prévention et la protection.

Recommandations

Haïti a besoin d’une stratégie globale pour les enfants impliqués dans les activités des groupes criminels. Cette stratégie devrait être ancrée dans la Convention relative aux droits de l’enfant et les normes internationales en matière de droits humains qui reconnaissent les enfants comme des victimes, eu égard notamment à la justice des mineurs et à la réinsertion.

Les étapes clés sont les suivantes :

  • Mobiliser des fonds internationaux supplémentaires pour soutenir les efforts en matière d’éducation et de protection des enfants. En septembre, l’UNICEF a déclaré n’avoir reçu que 30 % des 30,4 millions de dollars US nécessaires à l’éducation, et 25% des 30 millions de dollars US nécessaires à la protection de près de 600 000 enfants.
  • Renforcer la Commission de démobilisation et de réintégration et assurer sa coordination avec les principaux acteurs de la sécurité. Cette commission devrait créer un programme global de désarmement, de démobilisation et de réinsertion, en accordant une attention particulière aux enfants et en adoptant une approche sexospécifique pour les survivantes de violences sexuelles qui sont confrontés à des formes de stigmatisation aggravées.
  • Renforcer les capacités de la Police nationale d’Haïti et de la Mission multinationale de soutien à la sécurité afin qu’elles accordent la priorité à la protection des enfants. Les organisations internationales qui fournissent une assistance technique devraient travailler en s’appuyant sur le droit international des droits humains, et veiller à ce que les forces reçoivent une formation spécifique sur les normes internationales en matière de droits humains, notamment sur la justice des mineurs, la protection de l’enfance et l’utilisation de la force par les forces de l’ordre.
  • Renforcer le système éducatif haïtien. Les ministères de l’Éducation et des Affaires sociales et du Travail devraient développer une stratégie à court et moyen terme pour assurer l’accès aux besoins et services de base, notamment à l’éducation, pour les enfants associés à des groupes criminels et d’autres enfants dans les communautés vulnérables. Cette stratégie devrait inclure la réouverture en urgence et la sécurisation des écoles affectées par la violence, la garantie d’un financement adéquat de ces dernières et la fourniture de repas scolaires, ainsi que l’intégration des programmes de désarmement, de démobilisation et de réintégration dans la stratégie d’éducation afin d’assurer une pérennité à long terme.
  • Renforcer les systèmes de santé et de justice en Haïti : Le ministère de la Santé publique et de la Population devrait mettre en place une stratégie globale pour s’assurer que les filles survivantes d’exploitation sexuelle et par le travail ont accès aux services essentiels, notamment aux soins de santé et à un logement adéquat. Le ministère de la Justice devrait garantir l’accès à la justice et à l’assistance juridique.
  • Renforcer l’Institut du Bien-être social et de Recherches d’Haïti et les autres organismes concernés, tels que la Brigade de protection de l’enfance de la police, pour mettre en œuvre le protocole de transfert des enfants des groupes criminels vers des entités civiles, et pour mettre en place les programmes et mesures efficaces nécessaires et complémentaires pour remplir leurs mandats.
  • Veiller à ce que les victimes enfants aient accès à la justice et à des réparations. Avec le soutien international, notamment du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, le gouvernement devrait mettre en place des unités judiciaires spécialisées afin d’enquêter sur les crimes graves, y compris l’utilisation et le recrutement d’enfants, et de poursuivre ces crimes.
  • Donner la priorité à la réactivation du système de justice pour mineurs d’Haïti en s’appuyant sur la Convention relative aux droits de l’enfant et veiller à ce que l’arrestation, la détention et l’emprisonnement soient des mesures de dernier recours, utilisées uniquement pour la durée la plus courte possible et faisant l’objet d’un réexamen régulier.
  • Veiller à ce que le centre de détention pour enfants fournisse des services exclusivement destinés aux enfants.

    ----------------

    Articles

    Le Monde    RFI    Le Figaro

    LeSoir.be    Haïti Libre

Your tax deductible gift can help stop human rights violations and save lives around the world.

Région/Pays