(Beyrouth, le 25 novembre 2024) – Une frappe aérienne israélienne menée au Liban le 25 octobre 2024, qui a tué trois journalistes et a blessé quatre autres journalistes, était très vraisemblablement une attaque délibérée contre des civils et donc un crime de guerre apparent, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui.
Human Rights Watch a déterminé que les forces israéliennes ont mené cette attaque en utilisant une bombe larguée par avion et équipée d’un kit de guidage « Joint Directed Attack Munition » (JDAM - Munition d'attaque dirigée conjointe) fabriqué aux États-Unis. Le gouvernement américain devrait suspendre les transferts d’armes vers Israël en raison des attaques répétées et illégales commises par l’armée israélienne contre des civils, et pour lesquelles des responsables américains risquent de se rendre complices de crimes de guerre.
« L’utilisation par Israël d’armes américaines pour attaquer et tuer illégalement des journalistes qui se trouvaient loin de toute cible militaire entache terriblement l’image des États-Unis et d’Israël », a déclaré Richard Weir, chercheur senior auprès de la division Crises, conflits et armes à Human Rights Watch. « Les précédentes attaques meurtrières menées par l’armée israélienne contre des journalistes, restées sans conséquences, ne laissent que peu d’espoir d’aboutir à la reddition de comptes pour cette violation, ou pour de futures violations subies par les médias. »
Cette attaque a été menée tôt dans la matinée du 25 octobre contre le Hasbaya Village Club Resort, un complexe hôtelier situé à Hasbaya dans le sud du Liban, où plus d’une dizaine de journalistes séjournaient depuis plus de trois semaines. Human Rights Watch n’a trouvé aucune preuve de combats, ni de présence de forces militaires ou d’activité militaire dans cette zone au moment de l’attaque. Selon les informations recueillies par Human Rights Watch, l’armée israélienne savait ou aurait dû savoir que des journalistes séjournaient dans la zone, et plus particulièrement dans le bâtiment ciblé. Après avoir initialement affirmé que ses forces avaient frappé un bâtiment où « des terroristes opéraient », l’armée israélienne a déclaré quelques heures plus tard que « l’incident est en cours d’examen ».
Human Rights Watch a mené des entretiens avec huit personnes qui séjournaient au Hasbaya Village Club Resort ou à proximité lors de l’attaque, dont trois journalistes blessés et le propriétaire de ce complexe hôtelier. Des chercheurs de Human Rights Watch ont visité ce site le 1er novembre, et ont examiné 6 vidéos et 22 photos de l’attaque et de ses conséquences, ainsi que des images satellite. Le 5 novembre et le 14 novembre, Human Rights Watch a transmis respectivement un courrier à l’armée libanaise contenant des questions, et un courrier à l’armée israélienne contenant les conclusions de ses recherches ainsi que des questions, mais n’a reçu aucune réponse à ces deux lettres.
L'attaque contre le bâtiment dans lequel les journalistes séjournaient a eu lieu peu après 3 heures du matin le 25 octobre, selon les témoignages recueillis et des images de vidéosurveillance affichant l’heure d’enregistrement. La plupart des journalistes dormaient à ce moment-là, mais pas tous. Zakaria Fadel, âgé de 25 ans, est un assistant caméraman pour ISOL for Broadcast, un fournisseur libanais de services de diffusion par satellite ; il a déclaré qu'il était en train de se brosser les dents lorsque l'explosion l'a projeté en l’air.
La munition a frappé le bâtiment d'un étage, puis a explosé en touchant le sol. L'explosion a tué Ghassan Najjar, journaliste et caméraman pour la chaîne de télévision Al Mayadeen, et Mohammad Reda, ingénieur de diffusion par satellite pour cette chaîne ; l’explosion a aussi tué Wissam Kassem, un caméraman travaillant pour la chaîne de télévision Al Manar TV, propriété du Hezbollah. Al Mayadeen est une chaîne de télévision panarabe basée au Liban, politiquement alliée au Hezbollah et au gouvernement syrien.
Human Rights Watch a vérifié des vidéos prises quelques minutes après l’attaque, qui montrent le bâtiment ciblé complètement détruit, et les bâtiments voisins endommagés. La frappe a fait s’effondrer un mur du bâtiment adjacent, blessant gravement Hassan Hoteit, 48 ans, un caméraman pour ISOL for Broadcast. La frappe a aussi considérablement endommagé le mur d’un petit bâtiment situé à environ 10 mètres de là, blessant d’autres journalistes, dont Ali Mortada, un caméraman pour Al Jazeera âgé de 46 ans.
Ali Mortada a déclaré avoir été réveillé par l’explosion et par des morceaux de béton qui lui tombaient dessus, le blessant au visage et au bras droit. Lorsque les débris ont cessé de tomber, il est sorti de sa chambre pour prendre des nouvelles de ses collègues. Avec d’autres personnes, il a alors retrouvé Hassan Hoteit, qui était blessé. Le bâtiment qui avait été directement frappé était détruit. Ali Mortada a déclaré avoir vu les corps de Wissam Kassem et de Ghassan Najjar gisant à proximité. Une partie du corps de Mohammad Reda gisait un plus loin.
Peu après, le concierge du Hasbaya Village Club Resort est venu vers eux, disant qu’il avait trouvé deux jambes humaines dans une chambre. Ehab el-Okdy, un journaliste d’Al Jazeera qui séjournait dans le complexe, a déclaré avoir également vu les corps et les parties des corps des journalistes morts. « Nous avons vu les corps », a-t-il déclaré. « Nous avons vu que Mohammad Reda était brisé partout. »
Anoir Ghaida, le propriétaire du Hasbaya Village Club Resort, a déclaré que les journalistes y étaient arrivés le 1er octobre, suite à un ordre d’évacuation émis par l’armée israélienne et portant sur une zone située au sud de Hasbaya. Les journalistes avaient précédemment effectué leurs reportages à Ibl al-Saqi, une ville libanaise située dans la zone mentionnée dans l’ordre d’évacuation.
Les journalistes avec qui Human Rights Watch s’est entretenu ont déclaré qu’entre le 1er octobre et le 25 octobre, date de l’attaque, ils avaient effectué des déplacements réguliers et répétés aux alentours de Hasbaya, réalisant plusieurs reportages télévisés en direct depuis une colline qui surplombait de vastes parties du sud du Liban. Les journalistes ont déclaré qu’ils quittaient le complexe hôtelier le matin et y revenaient le soir, à peu près à la même heure chaque jour, ce qu’a corroboré Anoir Ghaida. Sur la plupart des véhicules figuraient en grandes lettres les mots « Press » (presse) ou « TV ».
Les journalistes et Anoir Ghaida ont aussi déclaré avoir constamment entendu le bourdonnement de drones aériens dans cette zone, ce qui indique que la zone était très probablement sous surveillance israélienne. Avant le 25 octobre, aucune attaque n’avait été menée contre contre la ville de Hasbaya.
Depuis le début des hostilités entre Israël et le Hezbollah le 8 octobre 2023, au lendemain du 7 octobre, l’armée israélienne a attaqué et tué des journalistes, et a pris pour cible la chaîne de télévision Al Mayadeen. Le 23 octobre, les forces israéliennes ont attaqué et détruit un bureau utilisé par Al Mayadeen à Beyrouth. Al Mayadeen avait pu évacuer son personnel du bâtiment, avant cette frappe.
Durant la période du 8 octobre 2023 au 29 octobre 2024, des frappes israéliennes ont tué au moins six journalistes libanais, selon le Comité pour la protection des journalistes (Committee to Protect Journalists, CPJ). Human Rights Watch a conclu que l’attaque israélienne du 13 octobre 2023, qui a tué Issam Abdallah, un journaliste de Reuters, et blessé six autres journalistes, était un crime de guerre apparent. Le 21 novembre 2023, une frappe israélienne menée à Tayr Harfa, dans le sud du Liban, a tué Rabih al-Maamari et Farah Omar, deux journalistes libanais qui travaillaient pour la chaîne de télévision Al Mayadeen, ainsi que leur chauffeur, Hussein Akil.
Human Rights Watch a vérifié une photo et une vidéo montrant les funérailles de Ghassan Najjar, dont le cercueil était enveloppé dans un drapeau du Hezbollah, dans un cimetière du sud de Beyrouth où sont enterrés des combattants du Hezbollah ; l’emplacement était proche de la tombe de Rabih al-Maamari. Le 14 novembre, un porte-parole du Hezbollah a déclaré à Human Rights Watch que Ghassan Najjar avait demandé à être enterré près de son ami et collègue Rabih al-Maamari, et a ajouté que Najjar « n’était qu’un civil » qui n’avait « participé d’aucune manière à des activités militaires ».
Human Rights Watch a trouvé des fragments de la munition sur le site de l’attaque, et a examiné des photographies d’autres fragments récupérés par le propriétaire du complexe hôtelier. Human Rights Watch a déterminé que ces fragments correspondaient à un kit de guidage JDAM assemblé et vendu par la société américaine Boeing. Human Rights Watch a également identifié un fragment de bombe comme faisant partie du système d’actionnement du kit de guidage qui pilote les ailerons. Un code numérique sur le fragment correspondait à l’entreprise américaine Woodward, qui fabrique des composants pour les systèmes de guidage des munitions, y compris le JDAM. Le kit JDAM, fixé à des bombes larguées par voie aérienne, permet de les guider vers une cible en utilisant des coordonnées satellite, ce qui permet un ciblage plus précis, compris dans un rayon de plusieurs mètres.
Le 14 novembre, Human Rights Watch a transmis des courriers aux sociétés Boeing et Woodward, mais n’a reçu aucune réponse. Les entreprises ont des responsabilités en vertu des Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, des Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales sur la conduite responsable des entreprises, ainsi que d’autres directives visant à empêcher, stopper ou atténuer les violations réelles et potentielles du droit international humanitaire qu’elles causent ou auxquelles elles contribuent, et à y remédier.
Compte tenu des violations généralisées des lois de la guerre par Israël et de l’absence de reddition de comptes pour ces violations, les entreprises devraient cesser de vendre des armes à ce pays ; dans la mesure du possible, elles devraient aussi instaurer un rappel de produits pour les armes déjà vendues, et cesser tout service d’assistance technique pour ces armes.
Human Rights Watch a précédemment documenté l’utilisation illégale par l’armée israélienne d’une arme américaine lors d’une frappe menée le 27 mars 2024, qui a tué sept travailleurs humanitaires dans le sud du Liban.
Le droit international humanitaire, qui rassemble les lois de la guerre, interdit les attaques contre les civils et les biens civils. Les journalistes sont considérés comme des civils, et doivent être protégés contre toute attaque, tant qu’ils ne participent pas directement aux hostilités. Les journalistes ne peuvent pas être attaqués en raison de leur travail, même si la partie adverse considère que les médias pour lesquels ils travaillent ont des points de vue biaisés, ou sont utilisés à des fins de propagande. Lorsqu’elles mènent une attaque, les parties belligérantes doivent prendre toutes les précautions possibles pour minimiser les dommages causés aux civils et aux biens civils. Cela comprend la prise de toutes les mesures nécessaires pour vérifier que les cibles sont des objectifs militaires, ou non.
Les personnes qui commettent de graves violations des lois de la guerre avec une intention criminelle – c’est-à-dire intentionnellement ou par négligence – peuvent être poursuivies pour crimes de guerre. Des personnes peuvent également être tenues pénalement responsables d’avoir aidé, facilité, aidé ou encouragé un crime de guerre.
Le Liban devrait d’urgence reconnaître la compétence de la Cour pénale internationale (CPI) pour enquêter sur les crimes internationaux graves commis dans ce pays, afin que le Procureur de la CPI puisse disposer d’un mandat l’autorisant à mener une telle enquête.
Les principaux alliés d’Israël – les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada et l’Allemagne – devraient suspendre leurs ventes d’armes et leur assistance militaire à Israël, compte tenu du risque réel que ces armes soient utilisées pour commettre de graves abus. La politique américaine sur les transferts d’armes vers d’autres États interdit de tels transferts s’il est « plutôt probable » (« more likely than not ») que ces armes soient utilisées en violation du droit international.
« Face à l’accumulation de preuves de l’utilisation illégale d’armes américaines par Israël, y compris lors de crimes de guerre apparents, les hauts responsables des États-Unis doivent décider s’ils respecteront le droit américain et international en mettant fin aux ventes d’armes à Israël, ou s’ils s’exposeront au risque d’être reconnus légalement complices de violations graves », a conclu Richard Weir.
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