Peu d'Africains âgés participent ouvertement au mouvement de défense des droits des lesbiennes, gays, bisexuels et transsexuels (LGBT). Mais Francisca Ferraz, 53 ans, connue sous le nom de « Yaa Sissi » ou Tante Sissi, veut changer cela.
Yaa Sissi, qui vit à Genève en Suisse, est une pionnière dans sa communauté. Née à Brazzaville, en République du Congo, d'un père portugais et d'une mère congolaise, Yaa Sissi s'est installée à Genève en 2008, où elle a élevé deux filles, aujourd'hui âgées de 25 et 21 ans.
C'est là, au début de l'année 2023, qu'elle a fondé Afro LGBT, la première association genevoise de défense des droits LGBT axée sur les personnes d'origine africaine.
Aujourd'hui, Afro LGBT crée un espace sûr pour les personnes qui, pour la plupart, sont victimes de stigmatisation et de discrimination en raison de leur race et de leur sexualité. Même si elle a vu des personnes comme elle « sortir du placard » et vivre ouvertement en Europe, elle constate que de nombreuses personnes plus âgées, en particulier celles d'origine africaine, ont encore du mal à assumer pleinement leur identité. « Les gens de mon âge se cachent beaucoup, et pourtant ils sont si nombreux », dit-elle. « Mais entre nous, nous savons très bien qui est qui. »
Elle parle de l'importance de s’accepter, de se libérer du lourd fardeau du secret : « J'ai eu le courage de le faire parce que j'ai traversé tant d'épreuves. Il n'a pas été facile de m'accepter. »
Yaa Sissi a raconté son histoire à Human Rights Watch à l'occasion de la Journée internationale des personnes âgées, le 1er octobre, et a fait part de son parcours sur l'amour, l'identité et la communauté. Un parcours qui a traversé les décennies, les continents et les défis.
Découvrir l'amour, affronter le silence
Yaa Sissi a découvert sa sexualité à l'adolescence, alors qu'elle vivait à Brazzaville. À l'âge de 17 ans, elle est tombée profondément amoureuse de G., une jeune fille de quatre ans sa cadette. Leur relation fut intense mais de courte durée. Après avoir obtenu son diplôme de fin d'études secondaires, Yaa Sissi est partie en République démocratique du Congo pour y suivre une formation professionnelle et ensuite travailler. G et elle se sont perdues de vue.
Il y a quatorze ans - plus de vingt ans après sa rencontre avec G.- une fausse rumeur selon laquelle G. était décédée a poussé Yaa Sissi à la retrouver. Elles ont renoué leur lien, bien qu'elles vivent toujours dans des pays différents.
J'ai rencontré Yaa Sissi dans son appartement, en compagnie de G, qui était en visite.
"Il y a tellement de gens de mon âge qui se cachent"
Yaa Sissi parle avec tendresse de « Carine », un terme culturel du Congo et de la République démocratique du Congo qui était utilisé pour décrire les amitiés intimes entre filles et entre femmes. « Nos arrière-grands-mères avaient des "Carines" », dit-elle. G. était ma « Carine ». Ces relations, forgées dans la vie du village et prolongées dans les écoles à internat, étaient des sources de camaraderie et d'affection profondes. « Avec votre 'Carine', vous pouviez échanger des cadeaux, vous embrasser et faire de petits gestes d'amour », dit-elle.
Au fil des ans, Yaa Sissi a connu de nombreuses femmes plus âgées qu'elle, y compris des femmes mariées. « Dans mon pays, beaucoup de mes amantes étaient des femmes mariées », se souvient-elle. Certaines d'entre elles occupaient des postes élevés ou étaient épouses de cadres. Elle les a rencontrées par l'intermédiaire de son défunt mari, qui était un haut fonctionnaire de la République démocratique du Congo.
Créer Afro LGBT – « Mettre fin à la peur et à l'isolement »
Bien qu'initialement impliquée dans d'autres organisations LGBT locales, Yaa Sissi ne se sentait ni vue ni entendue en tant qu'Afro-descendante. « Nous, les Afros, étions toujours un peu dans notre coin. Personne ne venait nous voir pour savoir ce qui nous amenait là, ce que nous ressentions », dit-elle. « Nous voulions être écoutés. Nous sommes tous dans des situations très différentes, même si nous sommes tous LGBT. »
Yaa Sissi est devenue une figure de confiance dans sa communauté, et de nombreux jeunes LGBT se sont tournés vers elle pour obtenir du soutien. « Cela me fait très mal de voir une telle injustice », dit-elle en évoquant un enfant qui est venu la voir après avoir été chassé de chez lui parce qu'il s'identifiait comme transsexuel. « Les jeunes Afro-LGBT ont besoin d'être écoutés et protégés. »
« J'ai arrêté de pleurer »
Le parcours de Yaa Sissi n'a pas été facile. Dans un pays comme la Suisse, les possibilités de se faire entendre sont plus nombreuses, mais le chemin de l'acceptation de soi peut durer toute une vie. "Je savais que j'étais attirée par les femmes depuis très longtemps, mais je l'ai combattu de toutes mes forces", dit-elle. Les normes sociales au Congo, associées aux enseignements de l'Église, l'ont poussée à lutter contre ses propres désirs. « J'ai cherché la délivrance dans les églises. Ils ont prié sur moi. Je pensais sincèrement que c'était un démon.»
Son mariage a également été un combat ; elle a essayé de le préserver tout en connaissant sa vérité. Son défunt mari la tenait en haute estime, au début de leur mariage, lorsqu'elle a confessé lutter contre sa sexualité. Il l'a accompagnée dans les églises et chez les guérisseurs traditionnels pour la débarrasser de son homosexualité. Mais comme cela n'a pas fonctionné, il est devenu violent et a fini par l'abandonner avec ses deux enfants à Genève. « Il m'a fallu plus de 30 ans pour me rendre à l'évidence », dit-elle en pleurant. « Avant de dire stop, je ne veux plus souffrir. Avant, j'étais Francisca. Réservée, timide dans mon coin. Aujourd'hui, je suis internationale. Celle qui te parle maintenant, c'est Sissi. J'ai arrêté de pleurer », a-t-elle ajouté peu après.
Faire face à la discrimination en tant que lesbienne africaine âgée
L'intersection de l'âge, de la race et de la sexualité pose des défis uniques à Yaa Sissi. « Quand on est une lesbienne afro, c'est déjà assez difficile. Je me suis mariée parce que je ne voulais pas de cette vie », explique-t-elle, ajoutant qu'elle a connu de nombreuses femmes qui se sont senties obligées d'épouser des hommes et d'avoir des enfants pour éviter la stigmatisation d'être ouvertement lesbienne. « J'ai vu des personnes battues, insultées, violées et parfois mariées de force. »
Bien qu'elle vive ouvertement en Suisse, Sissi doit parfois faire face à des insultes racistes et homophobes. « Les gens me traitent de "vieille lesbienne". Ils disent que je veux détourner leurs enfants. » Dans le même temps, elle bénéficie pourtant d'un soutien inattendu. Un jour, un homme a tenté de l'attaquer dans un bar parce qu'il avait appris qu'elle était lesbienne. À sa table se trouvait une femme qui avait refusé les avances de cet homme à plusieurs reprises au cours de la soirée. A sa grande surprise, ce sont les clients qui l'ont défendue et ont demandé à l’homme agressif de se calmer.
« Malgré tout ce que mon défunt mari a dit de moi, il y a aussi du respect dans ma famille. Je suis une personne généreuse et rassembleuse. »
Un message pour la Journée internationale des personnes âgées
En cette journée, Yaa Sissi souhaite mettre en lumière les expériences des personnes âgées LGBT africaines. « Nous ne devons pas oublier les personnes âgées afro-lGBT. Elles existent. Elles ont aussi beaucoup de problèmes », dit-elle. Nombre d'entre elles sont dans le besoin, mais ont du mal à se mêler aux jeunes générations. « Lorsque nous parlons des Afro LGBT, nous ne devons pas nous contenter de regarder les gens sur les réseaux sociaux. Il faut aussi penser aux personnes plus âgées qui sont souvent très isolées et vivent dans la clandestinité. »
En quittant l'appartement de Yaa Sissi, le mobilier en forme de cœur de son salon a attiré mon attention. « L'amour est la couleur du pouvoir », dit-elle en souriant.